« Mystère » Jorge

Mondialement connu et reconnu, Artur Jorge n’est pas du genre à étaler sa vie privée. Sur 46 ans de services rendus au football, difficile, il est vrai, de tout dire et de tout savoir. Mais avec ou sans moustache, le Roi Artur reste un homme de cœur et de convictions.

Une rumeur folle circule dans les travées de Duvauchelle sur l’identité du nouvel entraîneur de l’US Créteil-Lusitanos. Depuis le départ d’Albert Rust, Olivier Frapolli tient la baraque bleue. Et avec un certain succès. Mais le jeune technicien sait qu’il devra bientôt céder sa place. Néanmoins, son intérim se prolonge. Le suspense aussi. Le Président Lopes explique : « On prend notre temps pour bien choisir. » Puis, vient ce mardi 17 octobre 2006. Une « date historique » pour l’USCL. La presse est au rendez-vous et certains curieux sont venus s’y mêler. Ce matin, le parking de la salle Vasco de Gama paraît presque trop petit. Car tous espèrent que c’est « lui ». Le Président apparaît le premier. Sourire aux lèvres et poignée de main chaleureuse. Il sait qu’il vient de faire entrer l’USCL dans les mémoires de la Ligue 2. En témoigne la présence de Frédéric Thiriez, son homologue de la Ligue de Football Professionnel, et Laurent Cathala, le Député Maire de Créteil. L’assemblée s’impatiente et la réponse ne tarde pas. La porte s’ouvre et un homme pénètre dans la pièce, épaules en avant, crâne dégarni et sourire tiré. « Artur Jorge.»

Paris, mon amour
Sept ans après son départ, Mister Jorge revient donc dans la région parisienne. Après le Matra et le PSG, il relève le défi cristolien. Son premier en deuxième division en un peu moins d’un demi-siècle de carrière sportive (46 ans). Sur ce point, il ne le cache pas : « Je connais peu ce club et la Ligue 2. Mais nous allons travailler. » Travail…Toujours le même refrain. Le seul point qui surprend, c’est son nouveau look. L’ex-moustachu le plus célèbre de France a en effet fait tomber la glorieuse. De quoi rendre parano Frédéric Thiriez : « Cela me pose un problème existentiel. » Jorge, moins loufoque, finit par répondre : « C’est quelque chose entre mes enfants et moi. Ce n’est pas important. » Il faut dire qu’à Paris, Artur Jorge n’a pas toujours eu envie de rire.
En 1991, au PSG, il devient le premier entraîneur de l’ère Canal +. Début d’une époque faste. Troisième (1991/92) puis deuxième (1992/93), Jorge décroche finalement le titre de champion en 1993/94. Le dernier en date pour le club de la capitale. A cela, s’ajoute une Coupe de France (1993), une demi-finale de l’UEFA (1993) et une demi-finale de Coupe des Coupes (1994)…

Et là, tout s’arrête. Jorge part pour Benfica, pour le plus grand bonheur de Charles Biétry. Le commentateur de la chaîne cryptée n’a jamais vraiment porté le technicien portugais dans son cœur estimant qu’avec lui « il manquait un sourire » au PSG. Février 1998. La bonne humeur d’Alain Giresse ne suffit plus aux dirigeants de la capitale qui s’en vont débaucher Artur Jorge du Vitesse Arhnem (Pays-Bas). C’est Lescure en personne qui impose son choix au nouveau président délégué…Charles Biétry. La cohabitation s’annonce animée. Mais le second passage de Jorge au PSG ne laisse pas de grands souvenirs. A peine arrivé (octobre 1998), les dirigeants parisiens lui indiquent la sortie (février 1999).

D’abord, un grand joueur
Quand on parle d’Artur Jorge, on évoque souvent ses titres avec le PSG. Il faut dire que l’instabilité chronique du club rend la performance exceptionnelle. Pourtant, ses premières armes, Jorge les a faites chez lui. Comme joueur d’abord. Ses débuts, il les effectue dans sa ville natale, à Porto. Au grand FC Porto. Chez les Etudiants de l’Académica, il explose ensuite. Il propulse notamment la Briosa en finale de la Coupe du Portugal (1968/69). Performance qui lui permettra de s’envoler avec les Aigles d’Eusébio. Il atterrit à Lisbonne pour un bon moment. Chez le « Glorieux » Benfica, il emmagasine : champion du Portugal (1969, 1971, 1972, 1973), vice-champion du Portugal (1970), Coupe du Portugal (1969, 1970, 1972). Là, il impose rapidement ses qualités de finisseur. Meilleur buteur du championnat à deux reprises (1971 et 1972), il sera surnommé « coup de pied moulin. » (« Pontapé de moinho » en portugais). L’intéressé explique : « C’est un journaliste anglais qui avait inventé ça. En référence à ma façon de frapper. » Et le moulin tournera pendant huit ans à Lisbonne avec une pige à Belenenses. Juste avant de partir pour les Etats-Unis (1977). Aux Rochester Lancers. Le début d’une longue carrière étrangère.

Ça s’en va et ça revient
Mais c’est dans le berceau du Portugal, à Guimarães, qu’a débuté la nouvelle vie de Jorge. Celle d’entraîneur. Nous sommes en 1980, déjà en D1, et l’ex-attaquant vient à peine de raccrocher les crampons. La saison suivante, il poursuit avec Belenenses, puis Portimonense. Sa connaissance de l’élite lui vaut très vite les faveurs du FC Porto, en 1984. Sur le banc des Dragons, Jorge succède à Pedroto et offre les premières heures de gloire au désormais mythique Président Pinto da Costa. Trois championnats, deux Supercoupes nationales, en trois saisons. Et, en 1987, la Coupe des Clubs Champions, face au Bayern de Munich. La fameuse talonnade de Madjer… « C’est un grand souvenir. Nous n’étions pas favoris et nous avons battu une très grande équipe. » Une flambée de trophées et une première opportunité en France. Déjà, Paris. Avec le Matra Racing de Lagardère. Le projet de l’industriel est alléchant et Jorge accepte. La saison sera difficile et longue. Le club est en course pour une place européenne, mais une série de défaites en fin de saison anéantit les espoirs des Parisiens. Quelques semaines plus tard, Jorge quitte Paris, suivi de peu par Lagardère. Retour aux sources pour le Roi Artur. Au Estádio das Antas. Un retour gagnant. Il cumule les fonctions d’entraîneur à Porto et de sélectionneur du Portugal. Là, les Bleus et Blancs s’offrent un nouveau titre de champion (1990), une Coupe et une Supercoupe du Portugal (1991). Avec la Selecção, c’est une autre histoire. Elevé au rang de sélectionneur en juin 1989, Jorge s’attaque d’entrée à une montagne : le Brésil. Au Maracana et le jour des 75 ans de la CBF. Score final : 4-0, avec deux buts contre leur camp des Portugais. Les Lusitaniens de Jorge ratent ensuite la Coupe du Monde 1990 et ne parviennent à marquer qu’après quatre rencontres. Dans trois matches, Artur rendra sa couronne. Avec six buts en sept confrontations…Mister Jorge aurait déjà pu annoncer ce qu’il dira huit ans plus tard : « La finalisation est un problème national. »

1997, année chaotique
Après le Portugal et le FC Porto, Jorge part donc pour le PSG, pour trois saisons, avec le succès qu’on sait. Poursuit avec Benfica, avec les mésaventures qu’on connaît et s’envole vers la Suisse. Un pays « un peu spécial », comme il le qualifie lui-même. Les guerres de clans compliquent la préparation pour l’Euro 96. Pourtant, en Angleterre les choses commencent bien, avec un nul contre les locaux (1-1). Mais les Helvètes essuient deux revers par la suite (Pays-bas : 0-2, Ecosse : 0-1). La Nati est sortie en phase de groupes. Et les non-sélections de Sutter et Knup font de Jorge une cible facile pour les médias. Le Portugais s’efface et rebondit au Portugal, quart-de-finaliste de l’Euro, avec un objectif : le Mondial en France.
Mais décidément, les problèmes sont toujours les mêmes. Avec cinq buts marqués lors de leurs huit premières rencontres sous l’ère Jorge, les attaquants portugais peinent toujours autant dans la finition. Ce qui, visiblement, les rend nerveux. 26 mars 1997. Artur Jorge dirige son dernier entraînement avant le départ pour l’Irlande du Nord, match qualificatif pour la Coupe du Monde 98. Le moustachu s’apprête à regagner sa voiture quand un individu l’interpelle et le frappe. Sá Pinto n’a visiblement pas apprécié ne pas être du voyage pour Belfast. Jorge porte plainte devant les tribunaux. L’affaire ne trouvera finalement son dénouement que lorsque l’ex-sélectionneur retirera sa plainte. En juin 2006 ! Cet épisode malheureux n’inspire cependant pas les joueurs convoqués. Nouveau 0-0. La Selecção est impuissante depuis quatre rencontres. Un record. Pourtant, Artur Jorge sera le premier à faire appel au futur meilleur buteur de l’histoire de la Selecção : Pauleta. Mais l’actuel buteur du PSG attendra deux ans avant son dépucelage en Rouge… Jorge serait donc peu verni. Le 6 septembre 1997, c’est officiel. Le Portugal affronte l’Allemagne, à Berlin. En cas de victoire, les Portugais foncent tout droit vers la France, sans passer par la case barrage. La première qualification depuis 1986 et le fiasco mexicain. A Berlin, les Rouges et Verts dominent et à la 70ème , Pedro Barbosa ouvre la marque d’un « golaço. » Son pays se met à rêver. On repense à Carlos Manuel qui avait propulsé les siens au Mexique, contre cette même Mannschaft. Six minutes plus tard, Jorge fait sortir Rui Costa. Le numéro 10 se dirige vers son banc en marchant. Marc Batta, l’arbitre français de la rencontre, lui exhibe un deuxième jaune. Stupéfaction. Les Portugais sont réduits à dix. Rui Costa s’effondre en larmes. Et dans les arrêts de jeu Ulf Kirsten (1-1) crucifie ses adversaires. Dénouement à l’allemande ou fin romanesque à la Camões. Toujours est-il que le Portugal ne viendra pas en France. Artur Jorge assure ensuite un succès contre les Nord-Irlandais avant de s’en aller.

L’exil
Novembre 1997. Artur Jorge quitte ses fonctions de sélectionneur, sous les mouchoirs blancs de son public. Et il a le cœur gros : « Il ne me paraît pas raisonnable de continuer à la tête de cette sélection. Les supporters n’ont jamais eu la patience pour un groupe dont le parcours a été parsemé de multiples décisions erronées et de peu de belles choses ». Aujourd’hui, le nouveau berger des Béliers approfondit : « Le problème vient surtout des clubs. Au Portugal, ils sont forts et les personnes liées à un club sont confrontées à celles liées à un autre club. Qu’elles soient attachées à Benfica, Porto ou au Sporting elles auront des problèmes. » Mais vous Mister, ex-Aigle et ex-Dragon, à quel club êtes-vous lié ? « Aucun en particulier. J’ai été lié au FC Porto, je suis né à Porto, j’ai joué à Porto. Ensuite, j’ai joué à Benfica. C’est un ensemble de situations qui a peu d’importance. Mais pour certaines personnes cela en a beaucoup. »
C’est chez les voisins espagnols que le Portugais s’exile. Aux Canaries, à la tête de Tenerife. Mais la malchance poursuit Jorge. En février 98, les deux parties se séparent. Courte période sabbatique avant de signer au Vitesse Arnhem, aux Pays-Bas. Et là, le moustachu retrouve du poil de la bête. Jorge fait d’une équipe a priori modeste, une machine à gagner. A Canal +, on fantasme encore sur le trophée de 1994 et c’est naturellement que Lescure rappelle le Portugais au PSG. Jorge tient cinq mois. Et le départ de Biétry n’y change rien. Paris peine à décoller. Artur Jorge prend à nouveau le temps de respirer. Entre son opération au cerveau et le décès de son épouse, sa vie est loin d’être rose. 2000/01. Nouveau départ. Nouvelle destination. L’Arabie Saoudite et ses pétrodollars. Al Nasr, d’abord et Al Hilal la saison suivante. Avec ce dernier, Artur Jorge et Raúl Águas sont sacrés champions. Le pari est gagné.

L’amour du pays
Artur Jorge ne reparaît sur le devant de la scène qu’en septembre 2002. Et dans un autre registre. Bientôt auront lieu les élections de la présidence de la Fédération Portugaise de Football. Le Roi Artur envisage une opposition au sortant, Gilberto Madaíl. Mais sa candidature ne réunit que 125 des 500 signatures nécessaires à la validation de sa liste. Jorge ne pourra donc pas se présenter. Pas d’amertume pourtant. « Je savais que la situation allait se dérouler comme elle s’est déroulée. L’important était d’être présent, que les gens sachent comment les choses se passent au Portugal. D’ailleurs, nous ne nous attendions pas à autre chose. Je suis convaincu que, par moment, quand on ne peut pas faire plus, le fait d’être là et de dire aux autres ce que l’on pense est très important. » Pas question pour autant de fuir. Artur Jorge accepte même de relever un défi de taille : sauver « son » Académica de la relégation. Le club se traîne en bas de classement et nage en pleine crise. L’ex-joueur des Etudiants prend alors un engagement : il refuse d’être payé. Par solidarité envers son club. Grand Monsieur. Et pas question non plus d’en faire toute une pub. L’équipe paraît métamorphosée. Le club se sauve. Quinzième, au final. Au lendemain du sauvetage, Artur Jorge réapparaît sans moustache. La légende dit que c’est une promesse qu’il aurait tenue, en cas de maintien du club. La saison suivante, il demande son départ après trois journées de championnat, pour « raisons personnelles. » Le Mister vient de réaliser son premier exercice complet en club, depuis huit ans.

Pressions
Jorge et Águas hibernent alors à nouveau avant une aventure dans le grand froid russe. En 2004, le CSKA Moscou invite le champion d’Europe 1987 et son adjoint. A peine arrivés, les deux empochent la Supercoupe de Russie. Mais après quelques résultats moyens, les critiques se font violentes. Jorge est finalement démis de ses fonctions et très vite remplacé par Valéri Gazayev. Prémédité ?…
Peu importe. Les hommes ne sont pas fans de grands discours. Et en février 2005, la Fédération camerounaise leur fait de l’œil. Les Lions indomptables sont au plus mal et cherchent encore le bon dresseur. Une nouvelle fois, le but est clair : emmener les Lions jusqu’en Allemagne. Ça commence bien pour le tandem portugais qui remporte la Coupe de l’Union Douanière et Economique de l’Afrique centrale, en 2005. Mais l’attention est portée sur les qualifications combinées de la CAN et de la Coupe du Monde 2006. Le Cameroun reste sur deux échecs cuisants lorsque le duo arrive. Une défaite en Egypte (3-2) et un nul contre le Soudan (1-1). Avec leur nouveau coach, les Camerounais retrouvent du mordant. A la dernière journée des qualifs, le Cameroun peut espérer décrocher son billet pour l’Allemagne s’il bat l’Egypte. 1-1 et dans les arrêts de jeu, les hommes d’Artur Jorge se voient accorder un penalty. Pierre Wome s’en charge… et rate. La Côte d’Ivoire se qualifie pour la Coupe du Monde devant sa télé. Artur Jorge échoue sans avoir perdu le moindre match. Sa seule défaite aura d’ailleurs lieu lors de la CAN 2006, contre l’Egypte. Aux tirs au buts après un nouveau nul (1-1). La plus longue séance de l’histoire de la compétition (11-12). Les deux techniciens démissionnent dans la foulée arguant le non respect de l’article 2 de leur contrat. Ce dernier se rapporte à l’indépendance du sélectionneur dans l’organisation et les choix sportifs. Dans sa lettre, Artur Jorge ne manque cependant pas de « remercier » la Fédération et « ne souhaite entamer aucune polémique. » Les Saoudiens d’Al Nasr saisissent alors l’occasion et demande aux Portugais de revenir. Ils y resteront sept mois. Le club met en cause les résultats, mais c’est surtout l’omniprésence des dirigeants qui pèse sur l’équipe technique.

Un joueur engagé
Car Mister Jorge n’aime pas qu’on lui dise ce qu’il a à faire. Encore moins ce qu’il doit penser. A l’aube de la révolution des Œillets, il porte la tunique noire de l’Académica de Coimbra. Le club des Etudiants affiche alors ouvertement son opposition au régime fasciste de Salazar. C’est donc dans une ambiance très politisée que se dispute la finale de la Coupe 1968/69 entre l’AAC et Benfica. Les Rouges s’imposent difficilement 2-1, dans un stade entièrement acquis à la cause estudiantine. Artur Jorge, lui, est absent. Il a été retenu à la caserne de Mafra, sans autorisation pour jouer. « C’était une situation normale à cette époque-là. Ce sont des choses qui me font rire, aujourd’hui. Les choses étaient alors totalement différentes au Portugal. Ça se passe de commentaires.», dédramatise-t-il. En écartant un obstacle à Benfica, l’une de ses vitrines, « l’État Nouveau » punissait un homme éclairé. Car « coup de pied moulin » n’allait pas vraiment dans le sens du vent. Diplômé en philosophie (Licence) à Leipzig, en ex-RDA, il fait aussi partie des fondateurs du syndicat des joueurs professionnels, en 1972. Il en est même le premier président et ‘’sócio’’ numéro 1. Juste devant Eusébio. Jorge Sampaio, ex-Président de la République Portugaise fait lui aussi partie du mouvement. Et au 25 Avril 1974, il est considéré comme un militant engagé du MDP / CDE, parti d’extrême gauche. Pourtant, « jamais » Jorge n’a pensé faire une carrière politique. Dommage pour la politique, une aubaine pour le football et désormais pour l’USCL…